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Fleury-les-cavernes

Mardi 6 juin : Nous sommes réveillés à minuit et demi par un bombardement très violent qui semble se produire du côté de la côte en direction de Saint-Aubin et Ver-sur-Mer. Plusieurs bombes d’avion tombent vers la caserne d’artillerie et on a l’impression que l’avion a dû être touché. La ville de Caen et Carpiquet sont survolés sans arrêt par l’aviation. L’aube arrive et le canon tonne toujours. On a nettement l’impression que le jour tant attendu du débarquement est arrivé.

Quelques ouvriers à l’usine sont venus pour travailler mais je préfère leur donner toute liberté pour aujourd’hui : les évènements qui se préparent étant trop graves. Le tracteur qui devait retourner dans la forêt de Cinglais pour y chercher du bois de boulange reste au garage. Sur bien des visages, se lit une anxiété très accusée, chacun appréhende les heures qui vont venir.

A treize heures trente, nous entendons des vrombissements d’avion: ce sont d’énoimes bombardiers qui arrivent de l’Est et qui laissent tomber leurs projectiles sur Cormelles, sur Caen, sur le château de Louvigny, le long de la voie de Caen à Laval. Je me précipite en haut du bâtiment de la “Briqueterie” pour essayer de déterminer les points de chute. D’énormes panaches de fumée noire s’élèvent de la rue Saint- Jean, de la rue des Jacobins, de la place Courtonne.

A quinze heures, les habitants de Caen commencent leur exode sur la route d’Harcourt. Ils fuient vers le Sud, avec de légers bagages et nous annoncent que le nombre des victimes est déjà grand. Sans arrêt, jusqu’au soir, ce lamentable défilé se poursuit, pendant que sur Caen, la fumée continue à s’élever. On prétend qu’elle provient de “Monoprix”.

A seize heures trente, au moment même où je me trouve route d’Harcourt, quatre escadrilles de quatre bombardiers chacune lancent à nouveau leurs bombes. J’en compte jusqu’à douze par appareil. Elles sont

visibles dès le départ de l’avion et chacun se demande avec angoisse si ce spectacle terrifiant va continuer. Les avions volent bas, à trois cents mètres environ, et le déploiement de chaque escadrille semble couvrir un front de cinq cents mètres. Les bombes tombent donc sur une zone très étendue qui pourrait se limiter approximativement de la voie ferrée au boulevard Saint-Pierre. Les Caennais affluent toujours vers Fleury.

A dix-sept heures, nouveau bombardement par trente bombardiers en direction de la gare de Caen.

A dix-huit heures, Monsieur MAUPERTUIS, le conducteur de notre camion arrive à notre domicile avec sa famille. Etant de la Défense Passive, il vient de dégager plusieurs personnes ensevelies sous les décombres. Son logement du quai de Juillet est complètement rasé. Il nous prévient qu’il serait possible de sauver le cheval du dépôt car les bureaux sont encore debout. Nous partons donc aussitôt en passant par la passerelle. Les quais sont bouleversés, d’énormes entonnoirs se remarquent près de la caserne Hamelin, à l’entrée du pont de Vaucelles, en face la maison Citroën, place de la Mutualité. Les rues sont couvertes de matériaux de toutes sortes et, dans l’air, flotte une épaisse poussière. Effectivement, les bureaux du dépôt ne sont pas détruits, mais les portes et les fenêtres sont arrachées, l’eau coule par les escaliers du premier étage, les plâtres et les plafonds sont tombés. Si j’avais eu, à ce moment les clés du coffre, j’aurais pu retirer les fonds qui s’y trouvaient. A la place de la maison de Monsieur MAUPERTUIS et moi, nous nous précipitons vers l’écurie où nous trouvons indemne le cheval “Bijou”. Nous le harnachons tant bien que mal et nous le faisons sortir par la place d’Armes. Après quelques difficultés pour l’amener à la passerelle, nous réussissons à lui faire traverser l’Orne et à l’amener à Fleury. Nous recueillons à la maison la famille MAUPERTUIS, Mile BOUDIN et Mesdames MOHAN sinistrées à 100 %. Ces personnes coucheront dans le garage où sont installés rapidement des lits de fortune.Le soir, nouveau bombardement, chacun prend ses dispositions pour évacuer la maison si la situation s’aggravait.

Mercredi 7 juin : Vers trois heures du matin, de nombreux avions nous survolent, ils font un bruit assourdissant et lancent des fusées qui éclairent les environs comme en plein jour. Je donne l’ordre à tout le monde de se lever et d’aller dans un abri préparé à côté des fours à chaux. Nous y restons jusqu’à cinq heures du matin. Personne n’a dormi, mais le moral est bon. Je visite la carrière souterraine qui est habitée maintenant par de nombreux réfugiés de Caen. Chacun s’y installe avec les quelques objets qu’il a pu sauver. On se préoccupe de préparer des lits. C’est un remue-ménage indescriptible où l’on voit des personnes de tout âge, de toute condition, depuis le bébé jusqu’au vieillard de quatre-vingt-dix neuf ans.

Dès huit heures du matin, je vais à Caen avec M. MAUPERTUIS pour essayer de sauver quelque chose de ce qui reste au dépôt. Le quartier de Vaucelles a bien changé. Le bas de la rue de Falaise est encombré. Tout le pâté de maisons compris entre la rue d’Auge et le pont du chemin de fer est éboulé. Il faut monter sur cet amas en ruines pour aller vers l’avenue de la gare. Celle-ci est bouchée en face le commissariat de police. Nous passons l’Orne sur le pont du chemin de fer et nous arrivons au quai de Juillet où tout n’est que décombres et ruines. Un des ponts de fer a été coupé en deux, ce qui était notre dépôt a disparu. Il ne reste plus qu’une petite tour en ciment armé qui hait autrefois l’emplacement du central téléphonique. Les bâtiments où étaient entreposés les Matériaux ont été volatilisés. La grande grue portique de soixante-dix tonnes qui servait aux Allemands à décharger les blockhaus a été pulvérisée. A la place de la demeure qu’occupait M. MAUPERTUIS, il y a un énorme trou de bombe. Toutefois, dernier vestige du passé, le pan de mur qui supportait la pancarte des “Docks Fouquet” subsiste encore. Place de la Mutualité, le feu dévore un pâté de maisons et la fumée qui s’en dégage est irrespirable. Nous revenons de cette expédition sans avoir pu sauver quoique ce soit et attristés par ces visions d’épouvante. Les Caennais viennent de plus en plus nombreux dans nos carrières. La question du ravitaillement và se poser avec acuité ; les boulangers de Fleury sont débordés, il n’y aura bientôt plus de bois pour cuire le pain.

Jeudi 8 juin : je prends l’initiative d’exposer au Maire que nous avons une remorque pleine de bois de boulange rue de Falaise, il serait peut-être possible d’aller la chercher avec notre tracteur et d’approvisionner ainsi les boulangers. Notre projet, aussitôt accepté est mis à exécution. Les volontaires ne manquent pas sur la place de Fleury pour décharger la remorque. La malheureuse ville de Caen a subi de nouveau un bombardement. Des bombes sont tombées rue georges Lefrançois – boulevard Leroy et à Saint-Gilles. Nous plaçons le linge de Monsieur FOUQUET et le nôtre dans les autoclaves. La situation pénible des réfugiés nous oblige à leur préparer dans la mesure de nos moyens une soupe chaude. Les dames de notre groupe s’y emploient de tout coeur. Le midi et le soir, nous sommes heureux de leur porter et de leur distribuer quelques aliments qui les réconfortent. Par la suite, nous profiterons de nos possibilités pour préparer des tripes et du bouillon. Nous ferons aussi du bouillon pour les malades et soulagerons du mieux que nous le pourrons la détresse des malheureux Caennais. De leur côté, M. et MMe FOUQUET organisent une cuisine dans notre réfectoire avec le concours de plusieurs dames réfugiées. Dans la soirée, nous faisons dîner les familles FAURE, BEAUVAIS, BONNET qui viennent de traverser Caen et qui sont épuisées par les heures d’épouvante qu’elles viennent de vivre. Au loin, le canon gronde et l’on entend un violent tir de barrage. Nous ne coucherons pas ce soir à la maison et nous aménageons près des fours à chaux notre matériel de couchage.

Vendredi 9 juin : La nuit a été froide, nous n’avons guère pu dormir. Sans arrêt, le canon a tonné, les avions nous ont survolés. Visite à la carrière où les réfugiés continuent à affluer. MM. Géo FOUQUET et Raoul LEBOUTEILLIER s’occupent activement de les placer avec quelques hommes de bonne volonté.

Samedi 10 juin : Nous coucherons à la carrière ce soir, et nous prenons nos dispositions dès le matin pour descendre notre matériel. Je fais placer dans les autoclaves les machines à écrire, nos dossiers de comptabilité, des matelas, les courroies neuves et tout ce que nous avons de précieux au bureau (niveau d’eau, ampèremètre, voltmètre, watt-mètre, machine à calculer, plans). La journée a été relativement calme. Nous avons pu travailler en sécurité. La nuit a été froide, nous ne sommes pas encore habitués à séjourner longtemps dans cette atmosphère humide. Près de nous, des bébés ont pleuré une partie de la nuit. Ces pauvres enfants manquent de soins et les mamans déplorent cette situation qui les prive du nécessaire.

Dimanche 11 juin : La population de la carrière est telle qu’il a fallu organiser les galeries en secteurs. Chaque chef de secteur s’est procuré des ustensiles nécessaires pour ravitailler les personnes de son groupe. La cuisine est installée à proximité de la carrière à ciel ouvert. M. MAUPERTUIS a disposé sur des rails un grand nombre de lessiveuses. Plusieurs ouvriers de l’usine l’aident. Des corvées de bois et d’eau sont organisées. L’eau nous est fournie encore par la ville et descend dans la carrière par un tuyau d’incendie branché sur une bouche, en face le bureau. L’alimentation de tous ces réfugiés est difficile surtout avec les moyens dont nous disposons. Les pouvoirs publics nous aident et chaque jour, il y a conférence à la Mairie à ce sujet. Il a fallu créer un service sanitaire. Plusieurs infirmières s’occupent des malades et créent une permanence au poste de secours que nous installons avec les médicaments dont nous disposions à l’usine. L’accouchement de plusieurs femmes étant prévu, des dispositions en conséquence sont prises. Chaque jour amène dans l’installation de nos malheureux réfugiés une petite amélioration à leur triste sort.

Lundi 12 juin : Rien de saillant à signaler.

Mardi 13 juin : Au moment où nous commencions à connaitre un mieux sensible à notre situation, l’ordre préfectoral de l’évacuation de la population caennaise des carrières est arrivé vers dix-sept heures. C’est un bouleversement général. Chacun s’insurge contre cette décision qui va avoir pour effet de lancer sur la route plusieurs centaines de personnes parmi lesquelles se trouvent des malades, des impotents, des vieillards qui certainement ne pourront pas aller loin. Ordre gros de conséquences. Chaque famille tient un conseil. Nombreux sont les cas poignants et j’ai vu bien des larmes couler. Cette incertitude du lendemain jette une note de tristesse dans toute la carrière car, hélas il y a beaucoup de gens qui n’ont absolument rien et qui devront entreprendre un long chemin sans vivres, sans argent et avec le minimum de vêtements. Le ravitaillement a fait amener du beurre, des biscuits, des pâtes, du fromage pour être distribués à cette population qui est mise dans l’obligation d’émigrer par Bourguébus, Saint-Sylvain, Trun.

Mercredi 14 juin : En ce qui nous concerne, nous décidons de retourner à nouveau dans notre maison. Nous sommes témoins dans le courant de la journée d’un violent bombardement sur Venoix et ce spectacle nous incite à rentrer dans la carrière où malgré l’inconfort, nous retrouverons une sécurité qui prime avant tout pour le moment. Pour permettre de préparer la nourriture plus facilement, nous offrons aux familles FAURE. BEAUVAIS, BONNET, MAUPERTUIS, BLACHER, MOHAN, Mme Enée et Mlle BOUDIN de former un groupe où la “popote” se fera en commun grâce aux ustensiles et aux réserves que nous possédons. M. MAUPERTUIS se met immédiatement à l’ouvrage pour monter un fourneau dans le puits de descente à la carrière, fourneau qui nous a rendu de gros services.

Jeudi 15 juin : Arrivée de mon beau-frère qui vient de Cherbourg à bicyclette. La presqu’île du Cotentin qu’il a parcourue du Nord au Sud en longeant le front a beaucoup souffert. Nombreux sont les villages en ruines. Chaque carrefour est bombardé, les agglomérations sont détruites et ce pays si paisible connaît maintenant les horreurs de la guerre. Aujourd’hui, les premiers obus tombent sur Fleury. Plusieurs sur le Bas Fleury et un sur la Place Bouquet -un tué-. Un déserteur allemand, poursuivi sur les coteaux par des soldats, abat d’un coup de revolver en voulant se défendre, une jeune fille de seize ans.

Vendredi 16 juin : L’évacuation partielle qui a eu lieu à la suite de l’ordre préfectoral a laissé encore beaucoup de monde, principalement dans les entrées de carrières des coteaux. Les gens y étendent leur linge. Chacun fait sa cuisine et parfois, nous nous imaginons avec difficulté que nous sommes près du front. Les gendarmes sont obligés de sévir pour faire rentrer à l’abri les nombreuses personnes qui semblent ignorer le danger. Chaque midi et chaque soir, on distribue le ravitaillement dans la ferme de M. BETTON où sont installés les cuisines et un centre d’abattage des bestiaux. Le menu ne varie guère : bouillon, bœuf, fromage, cent grammes de pain par jour et par personne. Nous effectuons des corvées pour apporter à notre lieu de campement des confitures et du sucre qui seront distribués par la suite.

Samedi 17 juin : je suis désigné avec une trentaine de réfugiés pour aller creuser des emplacements de batteries près du chemin de Caen à Ifs. Le travail a dû être abandonné ce matin en raison du bombardement. Il a été repris l’après-midi dans un calme relatif.

Dimanche 18 juin : La batterie allemande, placée immédiatement derrière l’usine, a été mitraillée par plusieurs chasseurs anglais.

Lundi 19 juin : MM. FAURE, BLACHER et MAUPERTUIS se rendent à Caen pour rapporter du ravitaillement. Il pleut.

Mardi 20 juin : On retourne à nouveau à Caen pour aller chercher le complément des provisions. Je vais avec M. BLACHER à Bouguébus pour savoir si nous pouvons poster une lettre à destination du Havre. Mais tout trafic est interrompu et par conséquent, nous ne pouvons pas donner de nos nouvelles au siège social.

Mercredi 21 juin : La nourriture nécessaire pour les vingt-quatre personnes de notre groupe pose de graves problèmes. Nous décidons en conséquence avec M. FAURE d’aller à Cormelles chez l’un de ses amis pour rapporter des vivres. Notre expédition nous permet d’obtenir quelques œufs.

Jeudi 22 juin : Nous décidons de rechercher le coffre-fort du dépôt de Caen parmi les décombres, pour essayer de sauver son contenu. Nous le retrouvons tout déformé. L’intérieur est détérioré. Les billets de banque sont réduits en cendres et la petite monnaie fondue. Dans l’après-midi, gros bombardement aérien et par obus sur Mondeville.

Vendredi 23 juin : Nous prélevons 30 000 frs au Crédit Lyonnais où l’accès des coffres est encore permis de quatorze à seize heures tous les jours. La Caisse d’Epargne ouvre ses guichets tous les jours aux mêmes heures, mais ne donne que 5 000 frs par livret.

Samedi 24 juin : Depuis plusieurs jours, les Hospices de Caen ont amené leurs malades et vieillards dans nos carrières. Un hôpital fonctionne sous la direction du Dr CAILLARD. La lumière est fournie par un groupe électrogène. Les soins sont donnés par des Soeurs. Malheureusement, par la suite, on déplorera l’absence d’un chirurgien.

Dimanche 25 juin : Violent engagement du côté de la Folie, St Contest. Nous voyons les points de chute du haut de la briqueterie. Plusieurs obus tombent sur les coteaux et le long de la route d’Harcourt derrière les maisons de Mme VIEL et M. CATHERINE. Nous donnons 780 kg de charbon à M. EDOUARD, maréchal à Fleury, pour le ferrage des chevaux.

Lundi 26 juin : Bataille du côté de Norrey, La Folie. Des tanks sont installés derrière la brasserie Saingt et sont près à partir par l’artillerie. Plusieurs obus tombent derrière l’usine. Les Anglais recherchent la batterie allemande placée le long du chemin de terre, près de la “tirée”. La bataille se rapproche. Les Allemands commencent à prélever les sacs papier neufs dans notre magasin. Aussi, nous décidons de les ranger dans l’autoclave la nuit prochaine. A cet effet, nous prévenons tous les ouvriers de l’usine et leur donnons rendez-vous pour vingt-trois heures. Ces derniers n’ont pas jugé utile d’exposer leur vie pour cette corvée et notre groupe composé de MM. FAURE, BLACHER, MAUPERTUIS, GOSSELIN, YVETOT et moi-même s’emploient activement une bonne partie de la nuit à mettre les sacs papier et les plaques Elitex en sûreté dans l’autoclave n° 2. Il faut faire ce travail dans l’obscurité la plus complète et avec le minimum de bruit pour ne pas donner l’éveil aux Allemands.

Mardi 27 juin et Mercredi 28 juin : Le ravitaillement en pain devient de plus en plus difficile et dangereux. Plusieurs fois, il a fallu se précipiter dans les fossés de la route pour éviter les éclats d’obus. Aujourd’hui, un obus est tombé devant la boutique de notre boulanger : un mort, deux blessés.

Jeudi 29 juin : Les Allemands pillent de plus en plus notre malheureuse usine. Ils s’attaquent à l’entourage de notre magasin à sacs. Tout le bois disparaît et lorsqu’on leur fait une observation, ils répondent : “C’est la guerre Monsieur”. Nos deux chevaux sont pris journellement pour transporter des bois à la batterie allemande. Tout déménage jusqu’aux briques réfractaires pour les fours à chaux.En vue de faire la paie des ouvriers et des employés, je retire de la BNCI 30 000 frs. M. VAULOUP, notre comptable vient au bureau pour préparer ses comptes. Nous donnerons à chacun de nos ouvriers les congés payés qui lui reviennent. Etant à Caen, je rencontre de nombreux réfugiés qui évacuent Bretteville-sur-Odon et Verson. Les pauvres gens fuient la bataille à pied, avec le peu de bagages qu’ils ont pu sauver et racontent leurs malheurs. La région de Caen Nord a vingt quatre heures pour évacuer à son tour. Caen Sud suivra. Plusieurs obus dans la charpente de la briqueterie. Les autoclaves ne sont pas atteints. Deux Allemands pénètrent dans notre maison avec l’intention de piller. Ils se retirent sans rien emporter.

Samedi 1er juillet : Un Officier et dix Allemands arrivés dans une chenillette prennent possession de notre maison. Ce sont des SS qui reviennent de combattre à Bretteville l’Orgueilleuse. Ils sont très fatigués et ne songent qu’à dormir. Nous avons l’assurance par l’officier que tous seront corrects. L’officier s’installe dans notre salon, y déplace quelques meubles et à l’intention de monter un poste téléphonique. Le groupe ne restera pas longtemps et dans la nuit suivante, il déménagera. La porte du bureau de l’usine a été défoncée. Plusieurs Allemands ont visité les lieux.

Dimanche 2 juillet : Nous constatons la disparition des quatre pneux de notre remorque à grumes. Les pneus ont été pris dans la matinée par des spécialistes allemands qui devaient avoir pour mission de prendre tous les pneus disponibles des voitures dans la zone du combat.

Lundi 3 juillet : Reçu de M. BEHUE la somme de 100 frs pour son loyer. C’est là un rare exemple d’honnêteté. Avec M. FAURE, je vais à la société l’Air Liquide, rue Basse à Caen pour obtenir du carbure. M. FREDDY, l’ingénieur des Mines, nous avait donné un bon de réquisition la veille. Le carbure de calcium, indispensable pour la lumière dans nos carrières, était devenu très difficile à se procurer. Une partie de la carrière avait été utilisé jusque-là les provisions de l’usine. Nous nous rendons l’après-midi à Fontenay-le-Marmion pour essayer d’obtenir des pommes de terre.

Mardi 4 juillet : Nous allons à Caen, M. FAURE et moi afin d’obtenir du tabac dont la distribution se fait exclusivement au lycée Malherbe.

Mercredi 5 juillet : Les questions de ravitaillement nous préoccupent toujours. MM. FAURE et BLACHER vont à Bellengreville et Bourguébus pour obtenir des pommes de terre, des petits pois et du porc.

Jeudi 6 juillet : Un obus tombe sur le bureau et deux obus sur le plan incliné de la briqueterie à six heures du matin. Nous descendons dans la carrière toutes les lames de scies à ruban que nous avons disponibles. Nous y joignons les lames de la scie circulaire et du petit outillage.

A vingt et une heures, quatre bombes d’avion tombent près de l’usine ! Trois dans le champ de M. BETTON, une en face la loge de concierge. Un incendie se déclare dans les hangars loués à la maison orifice à la suite de ce bombardement. Je m’y précipite avec plusieurs personnes et nous ne pouvons faire que la part du feu. Les meubles du concierge sont déménagés très rapidement. L’incendie est très violent et les flammes risquent de le propager. Aussi, nous montons la garde toute la nuit pour éviter de nouveaux dégâts. Nous perdons dans cet incendie : cinq travées de hangar, six tonnes de bois à gazo, quarante sacs de bois à gaza, une dizaine de cadres à briques, un grand poteau de onze mètres plusieurs échelles et dix stères environ de bois. Le matériel de la maison Orifice a été durement touché par les éclats de bombes. Notre maison a eu portes et fenêtre arrachées.

Vendredi 7 juillet : M. FAURE et plusieurs hommes vont arracher des pommes de terre à Bourguébus. Ils en rapportent 1. 200 kg environ qui sont distribués à prix coûtant parmi les réfugiés. Le soir vers vingt et une heures, bombardement de Caen par quatre cent cinquante bombardiers quadri-moteurs. Ces avions viennent virer au-dessus de notre usine. C’est un spectacle inoubliable. Toute la D.C.A. tire sans arrêt. Les nombreuses batteries autour de l’usine crachent de toutes leurs pièces. On ne s’entend plus. Une impression d’effroi se dégage de tous ces avions qui volent bas sans souci des obus. Deux sont abattus : un bombardier et un chasseur. Ils viennent s’abattre en feu près de la “tirée” de notre carrière. Lorsque quelques jours plus tard, j’irai saluer les victimes de ce raid, je ne trouverai plus que des corps carbonisés et des membres dispersés. Les Allemands n’ont pas daigné enterrer les corps de ces malheureux.

Samedi 8 juillet : Violent bombardement pendant la journée.

Dimanche 9 juillet : Des lance-grenades s’installent sur les côteaux. Les servants s’abritent dans les entrées de carrières et plusieurs d’entre elles sont évacuées. Bombardement intermittent. On a l’impression que les Allemands retirent leurs forces. Ils occupent les caves de la cité. Une pièce d’artillerie est placée à l’entrée de l’usine. Les servants logent dans la cave du concierge. Nous saurons plus tard que Caen a été délivré aujourd’hui et que les Alliés se sont rendus maîtres de la rive gauche de l’Orne. Plusieurs obus sur les coteaux. Quatre civils sont tués le matin à l’entrée des carrières et quatre autres le soir. Plus de ravitaillement chez M. BETTON.

Lundi 10 juillet : Violent bombardement surtout du côté de Maltot où de nombreux incendies éclatent. Notre maison est pillée deux fois. Les corvées d’eau circulent journellement dans les galeries pour alimenter l’hôpital car nous ne pouvons plus trouver d’eau potable qu’au puits artésien. Les Allemands veulent bien nous autoriser à passer près de leur poste téléphonique. Une de ces corvées, conduite par une soeur, s’arrête près de notre fourneau et la Soeur nous demande de lui faire cuire un bouillon de légumes pour ses cinquante enfants qui n’ont rien pris de chaud depuis trois jours. Nous accédons volontiers à son désir et nous lui proposons de lui assurer tous les jours la cuisson d’un potage pour ses petits. Le soir-même, M. MAUPERTUIS et mon beau-frère installent un fourneau susceptible de recevoir de nombreuses casseroles. A la nuit noire, tandis que les obus pleuvent, tout près dans la cour, nos travailleurs achèvent leur ouvrage.

Mardi 11 juillet : Nombreux obus sur l’usine, sur la toiture au-dessus des autoclaves, près du bureau, près de notre tracteur. J’aperçois un sous-officier allemand qui revient de la briqueterie avec des plans directeurs et un télémètre. Le front se rapproche… Mais déjà, les Allemands deviennent moins nombreux. On n’a pas l’impression que de grosses forces attendent les Anglais. Il nous est interdit de sortir des carrières.

Mercredi 12 juillet : Des obus sont tombés sur l’usine et il y a eu deux blessés à la carrière à ciel ouvert. Notre maison a été encore pillée.

Jeudi 13 juillet : Il est question de faire évacuer toutes les carrières. Les troupes SS qui séjournent avec les civils prennent de plus en plus d’autorité. Nous aurons du ravitaillement chez M. BETTON ce soir. Mais en raison du bombardement, nous ne pouvons pas aller le chercher avant minuit. Une corvée se forme à cette heure. Et nous allons chercher nos faibles rations en faisant le plus de trajet possible sans la carrière. Au moment de la distribution, fort bombardement.

Vendredi 14 juillet : Les officiers allemands m’ont convoqué ce matin avec plusieurs chefs de groupes. Il faut absolument évacuer la carrière. L’évacuation doit être terminée le soir. La population civile doit partir la première, puis la police et enfin, les malades de l’hôpital. L’exode va reprendre pour beaucoup d’entre nous. On redoute le moment de sortir car à l’extérieur le bombardement est violent. Les réfugiés, néanmoins, après avoir préparé leurs voitures à bras, leurs brouettes, leurs remorques, souvent trop chargées, commencent à partir. Malheureusement, ce jour de fête nationale, devait être endeuillé. Dans le courant de l’après-midi, des obus pleuvent dans la “tirée”, tuent ou blessent de nombreuses personnes. M. MALHERBE est blessé par la chute de moéllons et dans les galeries se succèdent les brancardiers et brancardières qui vont chercher les victimes de cet ordre inhumain. Nous avons remarqué parmi eux M. Géo FOUQUET. Les Allemands renoncent enfin à poursuivre l’évacuation. Cette journée restera longtemps gravée dans la mémoire des réfugiés de Fleury et le pauvre cimetière, placé dans le fond d’une galerie près de l’hôpital, a vu s’ajouter de nombreuses tombes.

Samedi 15 juillet : Nous sommes réveillés à six heures par les Allemands qui nous donnent l’ordre d’évacuer de suite pendant que les environs sont calmes. Nous résistons à cet ordre et nous envisageons de déménager vers une entrée de carrière à proximité de l’hôpital. L’adjudant de gendarmerie me signale que les officiers allemands ne peuvent plus se rendre responsables des méfaits commis par leurs hommes, soldats qui font le sacrifice de leur vie. Cette situation nouvelle peut avoir de grosses conséquences et me donne beaucoup à réfléchir. Néanmoins, nous nous installons dans notre nouvelle galerie plus sèche et plus chaude que la précédente. Mais nous sommes loin de tout foyer pour faire la cuisine et loin du puits où nous prenons l’eau. Les officiers allemands exigent que les malades restent seuls et à cet effet les docteurs prennent leurs dispositions pour opérer des groupements. Les personnes bien portantes auront de grosses difficultés pour rester.

Dimanche 16 juillet : Ma belle-soeur qui attend un bébé pour la fin du mois doit se séparer de notre groupe. M. BLACHER est malade. Ma famille est épuisée et chacun sent que ses forces l’abandonnent, la question se pose alors d’évacuer à notre tour la carrière. Si les Anglais tardent encore à nous délivrer, nous ne pourrons plus faire la route pour nous sortir du champ de bataille. Mme FOUQUET qui devait nous donner sa réponse au sujet de l’évacuation vient nous voir dans l’après-midi. Elle restera dans les carrières, Nous allons voir M. SAINGT pour lui demander s’il posséderait une voiture pour notre cheval “Bayard” car nous avons constaté la disparition de “Bijou” et des deux voitures-plateaux que nous avions dans l’usine. La route d’Harcourt est calme, le canon qui avait été placé à la porte de notre usine a disparu. M. SAINGT nous avise qu’il n’a plus aucun moyen de transport et, que lui-même, va être obligé d’évacuer. Ma détermination est prise : nous partirons demain matin ; l’autorisation ayant été obtenue pour mon beau-frère de rester avec sa femme et ses enfants. Il sera affecté à l’hôpital. Nous préparons nos bicyclettes, notre groupe comprendra : M. et Mme FAURE, Mme BEAUVAIS, Mmes MALHERBE et la famille MAUPERTUIS. Le soir, tous nos paquets sont prêts.

Lundi 17 juillet : Réveil de bonne heure. Nous discutons encore l’opportunité de partir. Après avoir pesé le pour et le contre, notre groupe se décide et fait ses préparatifs de départ. Nous quittons ces carrières où nous avons vécu tant de semaines dans des conditions de confort et d’hygiène souvent déplorables pour nous lancer à l’aventure. Mais il s’agit de la santé de chacun. Le temps est brumeux. La campagne environnante est calme. C’est le moment favorable pour l’évacuation. Chaque personne prend ses paquets et gravit en silence le plan incliné qui nous conduit vers le Sud. Pas un coup de canon. Chacun se presse pour sortir de cette zone rouge. Nous prenons la route d’Ifs et faisons la pause un peu avant d’atteindre le village. On se sent transformé de parcourir la plaine dans un calme aussi grand. On reprend courage et tous se félicitent de respirer un air sain dont on a été si longtemps privé. A la sortie d’Ifs, nous voyons sur le côté droit de la route une de nos voitures qui porte encore des matelas, des vivres. Le cheval “Bijou” a été transporté dans un pré voisin. Il a été probablement tué par un obus. Nous arrivons à Bourguébus dont les maisons ont souffert. Après ce village, tout le monde respire. Nous sommes en dehors de la zone de tir et nous en profitons pour faire une grande pause. Après le regroupement de notre caravane, nous repartons tous à pied dans la direction de Saint-Sylvain où nous arrivons à treize heures chez M. LEMORE. Ce client de la maison met très aimablement à notre disposition un pré et des locaux dans lesquels nous pouvons faire à tour de rôle une bonne toilette qui s’imposait.

Mardi 18 juillet : Départ de Saint-Sylvain à huit heures. Arrivée à Courcy à dix-huit heures. Peu après notre départ de St Sylvain, cette localité a été bombardée et il y a eu plusieurs victimes.

Mercredi 19 juillet : Départ de Courcy pour Trun où nous arrivons à midi. A dix-sept heures, nous repartons pour Vieux Bailleul.

Jeudi 20 juillet : Départ de Vieux Bailleul pour Montgaroult où le groupe se disloque. Mme BEAUVAIS, les familles FAURE et MALHERBE se dirigent vers Fiel, la famille MAUPERTUIS nous suivra en voiture et, désormais, nous ferons la route à bicyclette. Nous repartons de Montgaroult pour Boucé où nous avons le plaisir de coucher dans un lit pour la première fois depuis un mois et demi.

Vendredi 21 juillet : Départ de Boucé vers treize heures pour Carrouges où nous trouvons de braves gens qui veulent bien nous donner le gîte et le couvert.

Samedi 22 juillet : Départ de Carrouges vers neuf heures, après avoir rencontré MM. MAUPERTUIS, nous passons à Céral-Pré-en-Pail et nous arrivons à seize heures à Villaines-la-Juhel, dernière étape de notre évacuation.

Nous y avons été délivrés par les Américains le 13 août après une journée dramatique la veille. Le 24 août, dès que les chemins ont été déminés, nous sommes partis vers Caen où nous sommes arrivés le soir à vingt-deux heures. Notre exode était terminé.

Ce compte-rendu n’a pas la prétention d’avoir conté par le menu tous les faits qui se sont déroulés dans cette période tragique. Une vue d’ensemble sur la vie des carrières nous a échappé, nos rares moments de liberté et la surveillance de l’usine nous ont privé souvent de connaître bien des détails qui auraient leur importance dans une relation plus fouillée.

Toutefois, nous devons remercier ici nos collaborateurs MM. FAURE, GOSSELIN, MAUPERTUIS, mon beau-frère YVETOT et M.BLACHER qui se sont dévoués pour la société et qui ont toujours été volontaires pour effectuer des corvées, souvent au péril de leur vie. Parmi les ouvriers, nous signalons la bonne conduite de BELHOMME qui a rempli son poste de veilleur de nuit jusqu’à la mi-juillet et qui a toujours soigné nos chevaux.

Le directeur de la carrière
Compte rendu du 6 juin 44 jusqu’à la libération