Mémoire d’une commerçante fleurysienne
La nuit du 5 au 6 juin 1944 fut très mouvementée par le bruit des canons et des avions. Depuis cinq heures, je suis debout dans mon magasin d’alimentation, située sur la place Nationale, actuellement Place Jean Jaurès. Avec ma mère et ma fille âgée de neuf ans et demi j’accueille les premiers clients qui liquident leurs tickets de rationnement afin de se procurer des réserves pour les jours suivants, car on parle d’un débarquement des troupes Américaines et Anglaises sur la côte. Dans la journée du mardi 6 juin, des des avions alliés survolent Fleury, lâchent leurs bombes au dessus de la route d’Harcourt pour détruire la ville de Caen. L’après-midi des réfugiés arrivent par centaine, les personnes très âgées dans des brouettes, les jeunes enfants dans des poussettes, je les ravitaille, je leur vends du beurre, du lait, des pâtes. La nuit venue, ma mère, ma fille avec des amis du quartier de Vaucelles, nous nous installons dans un jardin, sous des tonnelles, les escadrilles de bombardiers éclairent, tournent une dizaine de minutes autour du clocher de l’église avant de bombarder la ville de Caen. La situation devenant périlleuse, nous nous réfugions sous les carrières route d’Harcourt. Je fais descendre le ravitaillement, en particulier la quantité d’un chambre entière de paquets de pâtes pouvant assurer un siège de trois mois. Après la descente à l’aide de trois échelles superposées, chaque famille s’installe à dix sept mètres sous terre. La nuit nous dormons enroulés dans des couvertures sur la paille. Le jour, des hommes courageux coiffés de leur casque, vont traire les vaches, ils abattent du bétail, apportent de l’eau dans de grandes lessiveuses.
La messe est célébrée tous les jours par le prêtre de la paroisse. Le boulanger, sous les tirs des canons, fournit du pain à la population. Boire, manger et se cacher sont les seules préoccupations du moment. Pendant les instants d’accalmie, nous montons à la surface chercher quelques affaires et profiter de la lumière du jour. Les animaux domestiques, chiens et chats sont criblés d’éclats d’obus. Dans le ciel plus d’oiseaux que des oiseaux de feu. Pendant plusieurs semaines nous sommes au cœur des bombardements d’artillerie, les sorties sont de plus en plus rares, l’eau commence à manquer. Des soldats allemands fatigués par les combats, descendent la nuit dans la carrière mais ils sont brutalement rappelés à l’ordre par leur hiérarchie. Avant la libération de Fleury, l’artillerie fait rage pendant plusieurs heures et vise en particulier notre carrière, croyant être le refuge d’ennemis. Quelques hommes montent à la surface su sol et hissent un chiffon blanc au dessus de la carrière afin de prévenir les soldats alliés que nous sommes des civils. 19 juillet 1944, c’est la libération de Fleury par l’armée canadienne appartenant au régiment de Maisonneuve. Quel plaisir d’entendre les canadiens parler notre langue avec un mélange de vieux français et de patois normand.
Olga Blaizot
Ancienne commerçante en alimentation générale